Souvenirs de Bidonville
Quelle surprise !
Une histoire est remontée du fin fond de ma mémoire comme un souvenir perdu en pleine mer que les vagues ramènent sur le rivage.
Au petit bidonville de l'avenue Hoche, vivait un jeune couple qui n'avait pas encore d'enfant si j’ai bonne mémoire.
La jeune femme était douce et bienveillante, j'aimais lui rendre visite. Je n'avais que quelques mètres à parcourir. Un jour que je lui tenais compagnie, son mari arriva du marché, sa casquette vissée sur la tête, sur sa mobylette, une cagette attachée à l'arrière. Je me suis précipitée avec la curiosité infantile pour farfouiller dans cette cagette. Il m'arrêta net et, d'un hochement de tête, me fit comprendre que je ne devais pas y toucher.
Il appela sa femme qui arriva sans méfiance vers lui. Elle commença, machinalement à retirer les légumes de la cagette, tout en se laissant distraire par les plaisanteries de son mari. Un, deux sachets dans les bras, elle tendait la main pour prendre un troisième quand elle poussa un cri et laissa tomber les sacs à terre!
"Ça bouge là-dedans ?!! qu'est-ce que c'est??!!" demanda-t-elle en faisant un pas en arrière.
"Ce n'est pas un poulet, c'est trop petit!!". En effet, il y a un demi-siècle, sur les marchés de la ville, tous les nanterriens pouvaient acheter des poulets vivants.
Mais ce jour-là, ce n'était pas une gallinacée. Il lui rétorqua qu'elle n'avait rien à craindre et qu'elle pouvait regarder.
Connaissant son farceur de mari, elle ne s'approcha pas. L'effet de surprise passé, elle nous accompagna dans un fou rire collectif. Il avait beau lui dire d'y jeter un coup d'œil, elle refusait catégoriquement d'y toucher.
A la fin, ce fut lui qui sortit la bête de la cagette. C'était un gros crabe vivant!!
La jeune femme étonnée, s'esclaffa "Que vas-tu faire de cette chose? Ne comptes pas sur moi pour la faire cuire!!" Elle lui tourna les talons et rentra dans sa maison, laissant son mari seul avec son crabe.
Monsieur pensait peut-être manger du crabe au diner ? Mais à cette époque, notre mer à nous n'était peuplée que de sardines et de maquereaux, ce qui a sauvé la vie de ce crabe.
Finalement, je ne sais pas ce qu'est devenu ce crustacé ...peut-être, a-t-il refait sa vie sur les berges de la Seine?
Sous les tôles ondulées cohabitaient la misère matérielle et la joie de vivre.
J'embrasse très fort cette femme et cet homme et je les remercie pour ces instants privilégiés où le rire était roi.
Rkia Souni
Hommage à Monsieur T.
En voyant toutes ces lumières scintillantes dans la ville, j'ai voulu aujourd'hui rendre hommage à un grand homme.
Le bidonville de la rue des Prés s'étendait sur un très grand terrain. De nombreuses familles y
vivaient, entassées dans les baraques faites de planches et de tôle.
Notre baraque se trouvait à la lisière, bien placée sur la première ruelle. Les noms des familles qui partageaient avec nous ce chemin me reviennent petit à petit en tète.
De nombreux souvenirs se rattachent à un nom en particulier : Monsieur T. un très grand monsieur (Paix à son âme) tant par la stature que par le rôle qu'il a joué pendant des années auprès des habitants de ce lieu. En effet, dans les années 60, chaque baraque possédait l'eau courante et l'électricité. Seul deux compteurs (un pour l'eau, l'autre pour l'électricité) servaient à alimenter notre quartier, il n'y avait pas de compteur individuel. Je ne sais plus si l'intérieur du bidonville possédait ces commodités. En tout cas, nous étions privilégiés.
Monsieur T. gérait le compteur d'électricité, il recevait la quittance et était chargé d'encaisser les consommations de chaque famille.
Monsieur T faisait partie de ces personnes qui avaient réussi à franchir les frontières invisibles qui nous séparaient de l'autre rive. Il savait lire et compter, c'est surement pour cela qu'il avait été choisi et il assumait pleinement cette lourde mission.
Pendant des années, Monsieur T. a été le lien, le "fil électrique" qui reliait à l'autre monde toutes ces familles qui n'avaient comme adresse, que des grands numéros peints sur les portes de leurs baraques.
La nuit, une simple ampoule, accrochée dans la cour, ballotée par le vent, apportait la lumière sécurisante qui reléguait au placard tous les fantômes créés par l'imagination infantile.
Certains soirs les étoiles n'étaient pas sur la piste mais dans les yeux des enfants qui regardaient cette émission à la télévision.
Je remercie Monsieur T., sans son engagement qui lui faisait honneur, nous n'aurions peut-être jamais eu cette "lumière" qui a amélioré nos conditions de vie. Je lui dis MILLE MERCI.
N'ayant mis que l'initiale, mon hommage sera entier si un des enfants de Monsieur T. acceptait de compléter les lettres manquantes ainsi son nom complet restera dans les mémoires.
Reposez en paix Monsieur T.
Rkia SOUNI
Ramadan au bidonville
Aujourd'hui toutes mes pensées sont dirigées vers le terrain vague de la rue des Prés. Dans les bicoques, collées les unes aux autres, vivaient des femmes, des hommes et des enfants dont le seul souci était la survie dans ce milieu dégradant.
Mais un mois de l'année sortait du lot, un mois que nous, les enfants, attendions avec impatience. Les femmes sortaient tout leur savoir-faire culinaire en ce mois particulier. Elles excellaient dans la préparation des repas. Au-dessus du bidonville planait, les saveurs et les parfums de toutes les régions d'Algérie et du Maroc. Ce n'était que senteur de cumin, coriandre, seffa à la cannelle et j'en oublie! (surement les plus parfumées). En tout cas, l'odorat était à la fête.
Ce mois chamboulait la vie des habitants. Les familles mangeaient à la même heure en symbiose. Les dattes, le lait, la chorba ou harira, le matlou3, le thé, café étaient dressés sur la midah.
On pouvait dire une midah de fiesta ! Nous, les enfants, ne comprenions pas encore ce que représentait ce mois si spécial. C’est en commençant à jeuner que le véritable sens nous apparaissait;
Pour le "shhor" il suffisait qu'une seule famille se réveille et toutes les autres suivaient.
On les entendait préparer de nouveau la midha, aller chercher de l'eau dans la cour pour le thé.
On s'entendait vivre comme un seul cœur et une seule âme.
C’était cela le Ramadan au bidonville, un mois où la nourriture terrestre et la nourriture spirituelle prenaient chacune sa place.
Il faut le reconnaitre, le mois du Ramadan rendait les cœurs collectivement solidaires.
Rkia Souni
Souvenirs du 14 juillet 1962
Je me rappelle d'un certain jour où notre aire de jeux avait été occupée par des ouvriers. Les gamins du coin étaient là, debout sur le bord du trottoir, spectateurs immobiles de ce grand "brouhaha".
Une grande estrade avait été installée sur la berge de la Seine, là où d'habitude nous nous amusions.
Dans mes souvenirs, des tables et des chaises avaient été disposées de chaque côté de cette estrade, de façon à laisser au centre, une piste danse.
Une effervescence particulière animait les bords de Seine en ce jour spécial. Le boulevard de la Seine qui était emprunté ordinairement par les "résidents" du quartier, devenait pour un soir le rendez-vous de nombreux Nanterriens. Les voitures affluaient et se garaient le long des trottoirs.
L'orchestre, installé sur la fameuse estrade, jouait de la musique et faisait danser les gens sur les chansons du moment. Les lumières scintillantes des lampions, la musique, les voix, les éclats de rire, devaient se voir et s'entendre de très loin.
Nos parents, à l'écart, observaient discrètement ce spectacle sans y participer. Nous les enfants, avec la curiosité qui nous caractérisait, avions fait plusieurs escapades dans cette zone de liesse. Mais nous étions bien vite revenus au bercail.
Cette fête se prolongea tard dans la nuit. Au petit matin, il n'y avait plus personne, plus de voiture, plus de flonflon, la guinguette avait disparu.
L'estrade démontée, les chaises et les tables ramassées, il ne restait plus que le rêve de cette soirée: la soirée du 14 juillet 1962.
Pourquoi ce souvenir précis du 14 juillet 1962 ? Parce qu'il coïncidait avec la célébration discrète de la naissance d'une de mes sœurs.
Rkia Souni
Ces autres habitants du bidonville...
Saviez-vous que nous n'étions pas les seuls habitants du bidonville ? En effet, ce territoire était partagé.
Pendant la journée, il était tout à nous, chaque centimètre carré était utilisé. Dès le petit matin, la vie s'éveillait, les "sabah el kheir" fusaient au-dessus des murets et donnaient le ton à la journée.
Chacun vaquait à ses taches: les hommes partaient au chantier construire les appartements qu'ils n'habiteraient que des décennies plus tard, les femmes s'occupaient des petits enfants et il y en avait pas mal, ce n'était pas pour rien que l'on nous cataloguait de "familles nombreuses".
Et nous les grands enfants, étions à l'école Voltaire pour apprendre le français (langue que nous ne parlions qu'en dehors du bidonville ou entre ami(e)s. Avec nos parents, l'arabe dialectal était de rigueur).
Mais la nuit, quand tout le monde dormait, les habitants de la nuit prenaient possession à leur tour de ce territoire. Blottie au fond du lit, je les entendais courir partout. C'était assez terrifiant d'entendre ce bruit de griffes sur le toit. Vous avez deviné : c'était les rats.
Nous avons cohabité des années avec ces bestioles. La nuit, ils s'en donnaient à cœur joie. Mais les rats sont devenus de plus en plus téméraires puisqu'ils se risquaient à apparaitre en plein jour. Ils mangeaient nos restes et prenaient leurs aises. Nous ne faisions même plus attention à eux jusqu'au jour où un rat a attaqué une femme et l'a mordue. Elle a, heureusement, été soignée et vaccinée à temps. A partir de ce moment-là, les hostilités ont débuté. Les rats sont devenus les cibles de tous nos projectiles: cailloux, chaussures, bout de bois etc...
Cette cohabitation forcée dura jusqu'en juin 1971, date à laquelle nous avons déménagé pour la cité Gutenberg .
Rkia Souni