Cité Blanche Gutenberg

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Tribune Libre


Le vieil homme et la terre

Comme de nombreux migrants, El Bekkaye quitte son Maroc natal à la fin des années 50 pour s’installer en Belgique.

Il débarque seul, laissant femme et enfants là-bas « chez lui » sur l’autre rive de la Méditerranée. Son campement de fortune est situé non loin du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Venu trouver fortune, cette proximité l’a poussé à travailler dans les houillères pour répondre aux besoins d’exploitation du charbon. A l’instar de ces autres hommes venus d’ailleurs (polonais, italiens…), El Bekkaye  cet ouvrier d’origine agricole, analphabète faisait partie de ces gueules noires que le système permettait d’embaucher au jour le jour, de manière très flexible, selon les aléas de la production et les fermetures de puits.

 

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Après quelques années de dur labeur passées sous terre, la tête sans doute trop souvent connectée avec son pays natal, il s’en retourna là-bas - « son vrai chez lui », le temps d’organiser le rapatriement de sa petite maisonnée vers une autre terre hospitalière… la France.

Mais avant l’arrivée des siens en Métropole, El Bekkaye avait pris soin de construire son refuge, fait de matériaux de récupération où l’eau courante n’existe toujours pas et où l’électricité tarde encore à scintiller… un peu comme là-bas ! A son image, l’installation s’est faite dans la discrétion au 97, rue des Près à Nanterre, non loin des chemins de halages en bordure de Seine.

Après l’univers des gueules noires, El Bekkaye se frotte durement au monde des bâtisseurs, particulièrement à celui du BTP. Pénibilité, rudesse et souffrances physiques ont accompagné silencieusement cet ouvrier modèle, réfugié autour de son épouse et ses neuf enfants mais aussi dans ses valeurs, sa culture et ses traditions.

Désormais, l’heure de l’ « entraite » (prononciation de retraite en arabe dialectale) a sonné pour celui qui est devenu entre temps El haj El Bekkaye (marque honorifique donné au personne ayant accompli le pèlerinage à la Mecque).

Alors que la retraite est synonyme pour certains « chibanis » d’interrogations, de solitude à l’instar d’un coureur de fonds… pour El haj El Bekkaye, c’est une nouvelle vie qui s’offre à lui. Personnage dynamique et endurant, il décide de consacrer cette seconde partie de sa vie à la terre. Il a un rapport singulier avec cette matière constituant la couche supérieure du globe où se développe la vie végétale. Pour cet homme pieux, elle est aussi synonyme de « dernière demeure avant l’autre vie. » aimait-il à rappeler.

Quelques temps déjà avant sa cessation d’activité  professionnelle, El haj El Bekkaye -grâce aux bonnes relations de voisinage  qu’il a su tisser avec les propriétaires terriens de ce domaine- jouissait d’une parcelle foncière qui lui permet de s’adonner à la culture de la menthe et de la coriandre. Cette passion pour les travaux agricoles l’amène très vite à produire encore davantage pour satisfaire les besoins des nombreuses familles, essentiellement venues d’Algérie et du Maroc, installées dans les bidonvilles aux alentours. Le sol mêlé d’humus et propre à la végétation, combiné avec un art certain des techniques agricoles ancestrales, offrait un parfum unique et un goût hors du commun à ces plantes aromatiques. Victime de son succès, EL haj El Bekkaye finit par céder aux sirènes des marchés populaires de Nanterre et de Clichy-la-Garenne. Afin d’assurer la vente et satisfaire la nombreuse clientèle, il embarque régulièrement avec lui ses enfants et neveux.

Très habile négociateur, il réussit -pour une poignée de francs- à élargir son étendue foncière. Ce nouvel espace, tantôt très foisonnant, tantôt très épuré mais dans lequel la nature et l'écologie jouent un rôle majeur -à une époque où ce n'était pas encore la mode-   lui permet de développer une nouvelle production autour des légumes comme les carottes, courgettes et autres navets.

En plus de son étale dans les marchés,  El haj El Bekkaye élargit sa zone de chalandise en pénétrant dans les cités de transit de Nanterre. Régulièrement, les habitants  des Grands Près, des Marguerites, de  la Cité du Bld du Havre… sont alimentés en produits frais, venus directement du jardin. La TPE familiale (Très Petite Entreprise) repose essentiellement sur le patriarche fondateur qui se charge de bichonner ses « petits bébés » alors que  ses enfants sont chargés de la commercialisation. Très vite, son domicile -où il fait bon vivre- se transforme en boutique maraîchère de proximité faisant le bonheur des familles de la Cité Blanche.

L’agriculture est sans doute l’une des principales activités extérieures dépendante des saisons. Pour notre vieil homme, peu importe les conditions atmosphériques, il trouvre toujours prétexte pour se rendre dans ce coin paisible, loin de la civilisation : « Entre mars et octobre, notre père passait plus de temps dans son jardin qu’à la maison. Il sortait dès les premières lueurs du crépuscule et il ne rentrait qu’au couché du soleil. Sa vie était calquée comme celle d’un paysan… mais dans la ville.» précise sa fille cadette.

Alors que ses terres ne sont qu’à quelques encablures de la Cité Blanche Gutenberg, et soucieux de « rentabiliser » son énergie et son temps précieux, El haj El Bekkaye -en bon « vieux paysans »-  construit de ses propres mains une cabane de jardin qu’il rend modestement confortable en y installant  table,  chaises, réchaud, et lit d’appoint. Ainsi, il passe ses journées en solitaire, parfois rejoint par sa discrète épouse.

Cet homme de caractère, sec et longiligne, n'a que très rarement fait appel à la médecine. Son secret, « une alimentation saine, à base de deux ingrédients : l’huile d’olive et les épices.» tient à préciser l'un de ses nombreux enfants. En dépit de la longueur des journées passées dans le jardin, malgré la dureté du travail physique, El Haj El Bekkaye reste un homme robuste et solide. "Notre père avait une capacité de récupération d’un jeune homme de 20 ans. Il dormait très peu.» rapporte sa fille Karima les yeux plein d’admiration.

Après plusieurs décennies les mains plongées dans la terre, c’est le cœur meurtri qu’il se voit contraint de quitter la Cité Blanche, en décembre 1984, pour atterrir dans un pavillon à Asnières.

Malgré la distance, et fort de ses capacités physiques amoindries, le vieil homme se rend quotidiennement dans son jardin en empruntant le bus 304 pour rallier Nanterre. Cette relation amoureuse avec ce paradis perdu au milieu de nul part est définitivement interrompue en 1990 quand les pouvoirs publics décident de préempter ses réserves foncières pour procéder à  l’aménagement de ce territoire d'intérêt national (Autoroute  A 14).

Le vieil homme à la barbe blanche est très chagriné et très peiné par cette rupture : « Elle était pour lui, mais également pour nous quelque part,  synonyme  d’arrachement, de déracinement. » témoigne l’une de ses filles, la voix pleine d’émotion.

Pour combler ce chagrin, et pour ne pas rompre cette fusion avec la terre, El haj El Bekkaye aménage un modeste potager dans son  petit bout de terrain, confiné à l'arrière de son pavillon.

Le vieil homme, toujours vêtu de blanc lors des grandes occasions, s’en alla rejoindre définitivement sa terre chérie en 2002, à l’âge de 115 ans.

Merci Monsieur El haj El Bekkaye El Kahodi… car c’est aussi un peu grâce à vous que nos plats étaient savoureux et nos fêtes délicieusement imbibées de ce thé à la menthe fraîche, venue tout droit de votre jardin secret et partagé à la fois.

 

Mohamed SELMET 


11/09/2013
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Lettre d'un vieux père à son fils...

Je voudrais vous faire partager une lettre d'un père à son fils qui m’a beaucoup ému...

 

Lettre d’un vieux père à son fils

 

 

 

 Si un jour tu me vois vieux, si je me sali quand je mange et que je ne réussis pas à m’habiller, soit compréhensif, souviens toi du temps que j’ai passé pour t’apprendre.

 

Si quand je parle avec toi je répète toujours les mêmes choses, ne m’interromps pas, écoute moi, quand tu étais petit je devais te raconte chaque soir la même histoire avant que tu ne t’endormes.

Quand je ne veux pas me laver ne me fait pas honte, souviens toi quand je devais te courir après en inventant milles excuses pour que tu aille au bain.

Quand tu vois mon ignorance pour les nouvelles technologies, donne-moi le temps nécessaire et ne me regarde pas avec se sourire ironique, j’ai eu tant de patience pour t’apprendre l’alphabet.

Quand par moment je n’arrive pas à me souvenir ou que je perds le fil de la conversation, donne-moi le temps nécessaire à retrouver la mémoire et si je n’y arrive pas ne t’énerve pas, la chose la plus importante n’est pas ce que je dis mais le besoin d’être avec toi et de t’avoir là à m’écouter.

Quand mes jambes fatiguées n’arrivent plus à tenir la cadence de tes pas, ne me considère pas comme un boulet, viens vers moi et offre moi la force de tes bras comme je l’ai fait lorsque tu as fait tes premiers pas.

Quand je dis que j’aimerais être mort, ne te fâche pas, un jour tu comprendras ce qui me pousse à le dire. Essaie de comprendre qu’à mon âge on ne vit pas on survie.

Un jour tu découvriras que malgré mes erreurs je n’ai toujours voulu que le meilleur pour toi, que j’ai tenté de te préparer la route.

Donne-moi un peu de ton temps, donne-moi un peu de ta patience, donne-moi une épaule sur laquelle poser ma tête de la même façon que je l’ai fait pour toi.

Aide moi à avancer, aide moi à finir mes jours avec amour et compréhension, en échange je n’aurai que mon sourire et l’immense amour que j’ai toujours eu pour toi.

 

Je t’aime mon fils

 

Vous pouvez retrouver cet article avec le lien suivant :

http://blogs.mediapart.fr/blog/lucas-martin/140313/lettre-d-un-vieux-pere-son-fils

 

Ali Boutarfa


30/03/2013
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Je ne vous oublie pas

Une dédicace signée Nadia Slama aux Amis du Blog et à ces anciens amis d'école - "Je ne vous oublie pas" (Céline Dion) :

 


26/08/2014
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Sur la route du « marché de lihoudiya »

Enfants, nous sommes nombreux à avoir accompagné nos mères au « marché de lihoudiya », appelé par les nanterriens « le grand marché »,  -en comparaison avec ceux de la gare de Nanterre ville ou de la rue de Bezons, où le nombre de marchands était moindre.

Le « grand marché » qui se tient notamment le dimanche, plus connu sous l’appellation officielle de marché du centre, était pour nos mères une véritable sortie, mêlant l’utile à l’agréable. Outre le long parcours pédestre menant du bidonville (ou de la cité selon l’époque) jusqu’au marché, la ballade du « souk » était l’occasion pour nombre d’entre elles de rompre -l’espace d’un instant- de la routine liée aux travaux ménagers, à la préparation des repas ou à l’éducation des enfants.

Au-delà du ravitaillement du foyer de produits frais, nos mères étaient toujours à la recherche d’épices, d’aromates et de condiments sans lesquelles les plats ne sauraient avoir de goûts et  de saveurs. Il était impensable d’imaginer qu’elles reviennent du « souk » sans qu’elles ne se laissent tenter de glisser dans le fond de leur « gouffa » (panier en osier) quelques épices.

A tout juste deux pas du « souk », nos mères étaient régulièrement happées par une ambiance chaleureuse qui se dégageait d’une vieille échoppe implantée au numéro 12 de la rue du marché.  Mystérieuse et attirante à la fois, tels sont les adjectifs qui me reviennent à l’esprit pour qualifier cette boutique, cet espace de parfums de couleurs, un véritable univers des milles et une nuit. A peine le pied posé dans ce lieu, on était saisi par une abondance de couleurs, d’arômes et de bruit. L’atmosphère orientale et conviviale rappelait à nos mères l’ambiance de leur pays d’origine qu’elles venaient de quitter quelques années auparavant. 

 

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Outre leur plaisir de plonger leurs sens dans les odeurs de cumin, safran, graines de persil, cannelle et autre curcuma soigneusement élaborés et harmonieusement présentés pour le plus grand plaisir de leurs yeux, nos mères appréciaient l’atmosphère méridionale de cette boutique. Non seulement, elle leur rappelait l’ambiance des bazars de leur pays natal mais parce que ce commerce de proximité était tenu par des femmes juives d’Algérie, rapatriées en France à la veille de l’indépendance de l’Algérie. Avec elles, nos mères pouvaient dialoguer, sans intermédiaire. Enfin, la barrière de langue n’était plus un obstacle à la communication avec le monde extérieur !

Dans ce lieu, nos mères n’étaient plus inhibées par la hantise de ne pas comprendre, de ne pas pouvoir répondre, de se « faire rouler dans la farine » quand il s’agissait de payer ou de compter leur monnaie. Au fil du temps, une véritable relation de confiance s’était tissée entre ces femmes venues de l’autre côté de la rive Méditerranée mais  unies par des codes culturels et sociaux communs.

Même si le commerce restait l’activité première de ces dames d’Algérie, elles occupaient un rôle social de premier ordre pour nos mères. Une majorité de celles-ci ne savait et ne pouvait communiquer que dans leur langue maternelle (l’arabe). De par cette proximité linguistique et  ce lien féminin si singulier, ces commerçantes -bien malgré elles sans doute- s’étaient octroyées des missions d’écrivains publics. En effet, régulièrement elles venaient en aide à nos mères, issues de contrées paysannes et éloignées de l’instruction. Ainsi, « lihoudiya » (femmes juives) traduisaient les correspondances, rédigeaient parfois des courriers en réponse aux administrations et prodiguaient de précieux conseils visant à comprendre le mode de vie occidental.

Les vertus, la puissance et la force des épices irradiaient toutes ces femmes d’un zest de mystère et de magie. En filigrane de ces plantes, respiraient dans cette enceinte des âmes, des civilisations, des cultures aux origines diverses, une solidarité, une convivialité, bref une humanité réelle et sincère. C’est souvent ces mosaïques, colorées et épicées, qui nous fournissent les clés pour apprendre à regarder au delà des masques parfois trompeurs.   

Depuis, ce commerce a disparu. La vente des épices s’est généralisée jusque dans les grandes surfaces. Le poids des années éloigne -peu à peu- nos mères des étals chatoyants des « souks ». Malgré le temps qui passe, et pour nombre d’habitants issus des bidonvilles et cités de transit de Nanterre, cette dénomination populaire de « marché de lihoudiya » -donnée par nos parents- restera à jamais comme une balise olfactive dans un parcours, comme un repère d’ambiance qui rythme un itinéraire et enfin comme une empreinte exotique pour qui sait éveiller ses souvenirs d’enfant.

 

Mohamed Selmet


26/07/2014
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Le cantonnier et ses mains de labeurs

Le cantonnier est sans doute l’un des plus emblématiques métiers manuels d’autrefois.

C’est à partir de la deuxième moitié du 18ème siècle que le métier a été inventé pour organiser l’entretien des routes royales. Avant cette période, il revenait de responsabiliser les habitants face à l’usage de voie publique et donc chacun devait de balayer devant sa porte.

De tout temps, le cantonnier avait pour mission de déblayer les routes de tous détritus et autres encombrants. Un véritable travail de forçat, pour un salaire de misère.

 

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Isolé au bord des routes, le cantonnier s’acquiert de cette tâche ingrate, sans protester avec pour seul objet -que dis-je- son compagnon fidèle, le balai. Cet accessoire était essentiellement composé de matières premières comme les branches de genêts combinées avec celles du bouleau. Le genêt est sans doute l’espèce d’arbuste qui, de par ses caractéristiques, ressemble à ces braves ouvriers qu’étaient les cantonniers d’autant. En effet, le genêt se plait sur les terres siliceuses (minéral dur, une des principales composantes constituant l’écorce terrestre) et pauvres, qualifiées parfois de terres incultes.

En évoquant cet ustensile, autrefois très utilisé pour entretenir le jardin, le garage, la grange, la cour, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour nos chers « chibanis », originaires de la cité blanche (1) que je revois arpenter les tronçons  de voie qui s’étalaient entre les rues de la République, Bezons, Gutenberg, Doucet et le boulevard de la Seine ou l’avenue Hoche. Les journées de travail de ces chers « chibanis » étaient longues.   Chaque jour, ils recommençaient alors leur besogne, toujours semblable, toujours utile. Ils semblaient infatigables.

 

 

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                                        Rue de Bezons vue de l'angle de la rue Gutenberg

 

A la force de leurs jambes et des bras, vêtus de leur bleu de travail fripé, la tête couverte d’une casquette bleue en tissu épais, sans cesse exposés aux vicissitudes atmosphériques, ils ont veillé -dès l’heure de l’aurore- à la propreté des routes et trottoirs de Nanterre. 

Nous sommes sans doute nombreux à nous souvenir de nos journées d’été, souvent chaudes et sèches, quand nous guettions le moment où le cantonnier ouvrirait les bouches d’eau dont la vocation est de permettre l’évacuation des poussières par l’écoulement de l’eau sur le caniveau, le long des trottoirs. Cette eau précieuse et fraîche  était, pour les marmots de la cité, l’opportunité rêvée de se désaltérer mais également de s’asperger, sans compter, et cela de la tête au pied.

Au fil du temps, la rudesse et la pénibilité de ce métier a fini par les user. Usés, fatigués par les stigmates qu’il a imprimé sur leurs mains meurtries, leurs jambes affaiblies, leur corps vouté…

Respectueusement, je veux déposer à travers ce blog -dont leurs enfants sont des lecteurs fidèles-  un baiser sur ces mains de labeur que je trouve si belles.

 

(1) Mohamed ESSOULAHI, Maamar HAMLI, Laarbi MASMOUDI, Rabah SOUNI et d’autres peut-être que j’aurais oubliés.

 

Mohamed SELMET


28/04/2014
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