Le Jama'ع : « Entre tahmilates et takzirates »
J'ai une grande envie de vous parler du Jama'ع et exprimer le sentiment de ma gratitude envers mes parents qui m’ont conduit en ce lieu, un jour de 1976. Sans le Jama'ع et l’initiative de mes parents, je n’aurai peut-être pas vécu des moments si mémorables, n’aurai peut-être jamais appris l’arabe et le Coran et ne serai sans doute pas en train d’écrire cet article à ce sujet et témoigner de notre belle histoire, quand bien même il y eut aussi des instants douloureux et pénibles endurés au rythme des tahmilates et des takzirates.
Le sujet a été abordé dans différents commentaires, notamment ceux liés à l’article « L’appel à la prière » et « Rentrée des classes ». A travers l’article présent, je souhaite vous rapporter, du mieux possible, ce que nous avons vécu de l’intérieur, en l’agrémentant de quelques anecdotes.
Le Jama'ع, de son nom en arabe, c’était la mosquée de la cité. Un lieu de prière pour nos parents. Mais c’était aussi notre seconde école, après celle de la République. C'était presque le passage obligé. Pour nos parents, c’était quelque chose d’important. Le Jama'ع était un moyen privilégié pour concourir à notre éducation religieuse. On nous y enseignait la langue arabe et les principes de l’Islam, mais où l’essentiel était réservé à l’apprentissage par cœur du Coran. Ce ne fut pas sans douleur. Je peux en témoigner. Malgré tout, même si nous n’y allions pas tous les jours avec un grand plaisir, nous avons passé des moments inoubliables qui ont marqué, avec plus ou moins d’intensité, nos belles années à la cité. Pour tout ce que ce lieu nous a procuré, il m’a semblé naturel de produire un témoignage envers notre cher Jama'ع.
Les classes étaient mixtes, regroupant les élèves par catégorie d’âge (petits, moyens et grands). Nous n’avions pas de chaise, ni de table. C’était à l’ancienne… assis à même le sol, tout du moins sur la moquette, l’un à côté de l’autre, en tailleur (un calvaire pour moi !), en rang par deux ou trois, les filles d’un côté et les garçons de l’autre. Bien entendu, le bavardage n’était pas autorisé. Nous devions être toute ouïes devant « Sidi », le maître. La présence du long bâton « menaçant » qu’il tenait à la main suffisait à calmer nos velléités en la matière.
Il nous arrivait toutefois de nous dissiper, le temps d’un instant. Un instant malheureux qui se ponctuait par un projectile lancé par le maître dans notre direction pour nous inviter à nous taire. C’était là un avertissement.
Le Jama'ع, ou l’école arabe, c’était tous les week-ends, samedi et dimanche. Avec l’école classique, celle de la République, nous n’avions pas un seul jour de repos. Les week-ends étaient généralement consacrés à l’apprentissage des règles grammaticales (Nahou), de conjugaison (Ssarf) et des règles de vie religieuse (A’ddine). Une dictée (Imla’) ou occasionnellement une rédaction (Incha’) complétaient le programme du week-end. Le temps des vacances scolaires, que nous accordait l’école classique,… était réservé à l’apprentissage intensif du Coran (même s’il nous arrivait de l’apprendre également le week-end). Enfin, pour celles et ceux qui avaient un certain niveau d’apprentissage coranique, nous nous rendions au jamaâ en jours de semaine (de 18h à 20h). Wow ! A y repenser, c’était quand même dingue, le rythme qu’on nous imposait.
Il nous restait toutefois (pour nous les garçons) le dimanche matin que nous adonnions au match de foot dominical sur le terrain de la cité. Nous échappions, le temps d’une rencontre, au cadre scolaire dans son ensemble.
Si Moussa était notre maître principal. Il y eut également El Haj Si Abd’Moumen, paix à son âme (pour l’apprentissage du coran), Si Hassan et à quelques occasions Si Moustapha (mon préféré).
Si Moussa… Oulala ! Je priais Dieu pour ne pas le croiser tellement j'avais peur de lui. Dès qu’on apercevait sa Renault 12, on se cachait. C’est drôle… en l’écrivant, je trouve cela idiot.
La pédagogie de Si Moussa, c’était la tahmila. Vous connaissez Attahmila… wa ma adraka attahmila (mais qu’est-ce donc la tahmila) ?
[J’ai trouvé cette image illustrant bien ce que certains ont vécu en recevant la tahmila : on y voit le maître lever sa baguette d’une longueur de un mètre environ, le « kassoul », allongé sur le dos, présentant le plat de ses pieds suppliant l’arrêt des « combats »… et l’allié du maître, celui qui doit tenir le « kassoul » afin d’éviter que ce dernier ne bouge. Chaque coup sur la plante des pieds vient sanctionner une sourate mal récitée ou une phrase mal orthographiée.]
Il m’arrivait de recevoir la tahmila pour avoir oublié quelques versets d’une sourate, si ce n’était la sourate entière. Une fois, dans le rôle de l’allié, c’était mon frère Mohamed. Il devait, malgré lui, me tenir par les jambes afin d’éviter que je ne bouge. Je vis ce jour-là, dans les yeux de mon frère, de la peine… pas dans ceux de Si Moussa.
Au Jama'ع… il n’y avait pas de note… mais des tahmilates et des takzirates. Vous ai-je parlé des takzirates ? Les takzirates étaient prisées par Si Moussa. Il s’agissait de petits pincements sur la cuisse. « Petit » est un euphémisme. Petits pincements… mais gros dégâts. Nos cuisses (pour celles et ceux qui y ont gouté) étaient toutes bleues ! N’est-ce pas Mustapha Zeghoudi. Je me rappelle, pour ma part, être entré à la maison la cuisse couverte de bleus Je l’ai montrée à ma mère qui n’en revenait pas. Elle alla quémander auprès de mon père. Pfff ! Ce fut une lettre morte. Mon père dédaigna cette réclamation avec une attitude de père. Il faut dire que nos pères, je dis bien nos pères (la majorité d’entre eux), approuvaient ce type de pédagogie.
Nous devions user d’ingéniosité, non pas pour éviter les coups, car c’était indéniable, mais pour les amortir. Certains d’entre nous (n’est-ce pas Yacine) multipliaient le nombre de chaussettes ou mettaient un survêtement sous un pantalon pour atténuer la tahmila et les coups de bâtons perdus.
Il faillit cependant y avoir un malheur, fort heureusement sans conséquence, avec un fils Bériane. Il reçut un coup malheureux (tous les coups étaient malheureux mais celui-ci un peu plus que les autres) qui le rendit infirme un certain temps. Ce fut une accalmie pendant une longue période. Si Moussa s’était calmé. Je n’ai pas remercié le malheureux Bériane… mais c’était comme si !
Pour en finir avec les supplices, c’est promis pour cette fois, vous souvenez-vous des cow-boys et des indiens ? C’est ainsi que Si Moussa nous dénommait lorsque l’on se chamaillait. Il en prenait un (le cow-boy) pour frapper l’autre (l’indien).
Mais la vie au Jama'ع ce n’était pas seulement qu’avec les supplices, fort heureusement. Du reste, je n’en veux absolument pas à Si Moussa, ni à mon père qui l’avait cautionné à cette période. Il m’arrive de croiser Si Moussa le vendredi à la mosquée de Nanterre. C’est avec un grand respect que je le salue et me plais à le remercier pour tout ce qu’il nous a appris.
Pour redonner du baume au cœur, la vie au Jama'ع c’était aussi la convivialité et des moments que nous passions ensemble, notamment lors des séances d’apprentissage du Coran. Vous souvenez-vous des séances qui consistaient en la lecture répétée du Coran, à haute voix ? C’était la cohue qui s'ébranlait, à qui mieux mieux. Nous rivalisions les uns avec les autres en répétant inlassablement sur la même intonation les versets du Coran : BISMI LLLLAAAHI RRRAHMAAANI RRAHIIM, suivie de d'AL HAMDOU LILLAHI RABBBIL'AAALAMIIIN...
Nous nous isolions parfois, un peu en retrait pour attaquer la mémorisation, en procédant par fragments de versets, que nous répétions autant de fois que nécessaire, les yeux ouverts dans un premier temps, puis en les fermant par intermittence, pour voir si ça rentre ou pas. Ça ne rentrait pas souvent ! En tout cas pas assez vite.
Vous souvenez-vous également, lorsque nous devions aller d’appartement en appartement, la « louha » levée vers le ciel, récolter des « vivres » pour le Jama'ع en « chantant » à haute voix : BIDHA BIDHA LILLAAAAHI, BACH’ N’ZAWAK LOOOOUHTI, LOOOOUHTI LI TTAALAB, TTAALAB FI JAANNA… ? Voilà un moment de récréation inoubliable !
Vous souvenez-vous lorsque nous devions prier… sans oudhou (ablution)… ? lahchouma ! Au premier « soujoud », nous nous levions tous, enfin presque, d’un coup, d’un seul… pour « échapper » à la prière… jusqu’au dernier « soujoud » où nous revenions tous, comme si de rien n’était.
Vous souvenez-vous que nous devions faire le « baise-main » à Si Moussa avant d’entrer en salle de classe ? Je me souviens une fois, alors que nous entrions en salle de classe, nous devions donc tous faire le « baise-main » à Si Moussa, lorsque deux ou trois grands (dont Mohamed M’Ghirfi) osèrent défier ce protocole. Si Moussa les laissa passer sans mot dire. Puis, vint le tour de Mustapha Zeghoudi. Il passa en imitant Mohamed M’Ghirfi qui le précéda. Pauvre de lui. Très irrité, Si Moussa lui demanda immédiatement de rester à la porte. J’étais juste derrière Mustapha. Vint mon tour, je pris mon courage à deux main et c’est sans trembler que je décidai de faire le « baise-main » à Si Moussa. Mustapha reçu ce jour-là une bonne correction pour avoir violé la bienséance. Je tiens à tirer une majestueuse révérence à mon ami Mustapha. C’était quand même injuste !
Je n’ai pas encore épuisé le tas de souvenirs que je garde encore de notre cher Jama'ع. Aussi vais-je en garder un peu pour la prochaine fois.
Je dédie cet article à tous les camarades de classe, à nos maîtres et à nos parents. Je remercie aussi mon frère Mohamed qui a ravivé certains de mes souvenirs de cette belle époque !
Djamel SELMET
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